De quelques relevés discographiques de la planète LACY...

The Cry

De major en micro companies, un rapide tour d'horizon des dernières parutions discographiques documentant le travail de Steve Lacy permet non seulement de mesurer la vitalité créative du sopraniste, mais aussi d'évaluer l'intérêt que l'on porte justement à ses travaux des dernières décennies. On pourra ainsi retenir des sorties de l'année écoulée quelques recueils particulièrement intéressants : publié par Soul Note, The Cry (SN 121315-2) est un double album consacré aux poèmes de Taslima Nasrin qu'il faut ranger aux côtés des tout meilleurs disques de Jazzpoetry réalisés par Lacy (je pense ici aux Songs avec Gysin, aux Futurities avec Creeley, aux Vespers avec Dimitrova, ou à la Tao Suite de The Way d'après Lao Tseu ; quant aux Treize Regards, sur des textes de Tsvetaeva, déjà radiodiffusés, ils n'attendent qu'un éditeur courageux... On trouvera d'ailleurs ces textes, au milieu d'autres, dans le volume publié en octobre dernier chez Gallimard, collection Poésie, sous le titre Le ciel brûle). Créé dans des conditions peu propices (il avait été donné, " par défaut ", au Dunois parisien en avril 1997, cf. compte rendu de Jacques Oger), ce cycle offre, sur scène, un spectacle auquel il ne manque que des danseurs : les treize poèmes de l'auteur du Bangladesh évoquent la douloureuse conquête féminine d'une vie libre ; mis en musique, ils sont interprétés avec une minutie d'orfèvre(s) par un groupe original réuni autour du sopraniste. On retrouve, dans une combinaison inédite de timbres, le clavecin de Petia Kaufman et l'accordéon de Cathrin Pfeifer, la voix d'Irène Aebi avec les saxes soprano, sopranino et la clarinette basse de Tina Wrase, la fidèle et toujours inventive contrebasse de Jean-Jacques Avenel avec les percussions de Daniel " Topo " Gioia. Les thèmes, d'inspirations variées, tantôt majestueusement poignants, tantôt enlevés, permettent breaks compacts d'improvisation et plages plus méditatives. Atypique et typique de l'art lacyen, un recueil à haute densité poétique, indispensable.

The Joan Miró Foundation Concert

Dans cette même veine des art songs, The Joan Miró Foundation Concert (New Contemporary Music, NCM 10, distr. Improjazz) présente un excellent cycle de poèmes mis en musique. C'est en solo que Lacy débute le concert avec un set monkien caractéristique : enchaînés (en triptyque, comme dans 5x Monk, 5x Lacy, Silkheart SHCD 144), Shuffle Boil, Eronel et Evidence ouvrent la danse avec leurs improvisations brèves et intenses (de même pour Reflections, Misterioso et Work). Ces rituels liminaires exécutés, Irène Aebi peut entrer en scène, voix inséparable et fondatrice de l'identité de l'art song lacyen. En dépit d'une prise de son peu sensible, elle communique âme et mouvement aux mots des onze poèmes qui se voient regroupés en petits chapitres : quatre pièces fondées sur des textes de Kurt Schwitters (dont le Dome, que l'on connaissait intégré au cycle Clangs, cf hat ART 6116), trois chansons de Creeley extraites des Futurities, et quatre songs d'après Niccolai, Soupault, Picabia et Melville (les deux premiers moins connus que les Wish et Art déjà enregistrés) ; soit une anthologie faisant état des sources poétiques diverses auxquelles Lacy puise depuis trente ans... On pourrait regretter la brièveté des improvisations (au demeurant sensibles, expressives et subtilement adéquates) du saxophoniste, mais sans doute faut-il l'imputer au désir de donner forme et clôture aux unités de ce bréviaire.

Monk's Dream

Monk's Dream (Verve 543090-2) porte la marque des "retrouvailles" (substantif éculé du jargon des publicistes et journalistes qui s'y sont donnés à cœur joie pour l'occasion... les traces enregistrées ne manquent pourtant pas depuis 1963 : 68, 76, 77, 78, 82, 92... certes pas pour une major company ; ceci dit, rien d'édulcoré dans cet opus pour Verve, tout comme les cinq albums sans compromis signés par Lacy entre 87 et 92 pour Rca-Novus-Bmg) en studio de Steve Lacy avec Roswell Rudd ; un disque d'équilibres subtils, d'un bounce délicat (Avenel et Betsch). Deux thèmes de Monk (qui figuraient dans les School Days de 1963, Emanem LP et hat ART CD 6140), le Koko d'Ellington, et six pièces de Lacy : trois "standards" dont tout le suc n'a pas encore été tiré, un blues récent et deux art songs inédits auxquels Irène Aebi donne vie. Fondés sur les mots du poète, calligraphe et moine zen (autant de particularités que l'amateur n'aura pas de peine à relier à l'univers de Steve Lacy... N'explore-t-il pas depuis longtemps poésie et philosophie d'Asie (Lao Tseu, mantras, poèmes d'amour du Manyô-Shû), calligraphie sonore et "rumination" lente ?) Ryokan, ces morceaux, extraits d'un cycle en dix mouvements, hantent vite oreille et cœur. Réjouissante, grenue, la voix de Rudd, à la raucité virevoltante, semble avoir un peu laissé place à une langueur sensuelle assez étonnante ; rien d'éteint cependant, comme en témoignent certaines barbelures mâchonnées ; quant à Lacy, on le retrouve ici au cœur de son monde, le transcendant encore et encore. Tout simplement superbe.

Clichés

La maison helvétique Hat, de son côté, dans un louable effort de réédition (qui avait déjà permis de retrouver, complétés, les Blinks de 1983 (hat ART CD2-6189), a donné une seconde vie au disque d'anthologie enregistré en 1982, par le sextet augmenté de George Lewis, à l'IRCAM : Clichés (hatOLOGY 536). Un son de qualité permet de redécouvrir cet enregistrement (paru à l'époque sous le nom de Prospectus) fondateur ; fondateur d'un répertoire, d'une sonorité de groupe et d'une langue unique. Les collectionneurs regretteront que le mauvais état de conservation de la bande portant l'éponyme Prospectus ne permette pas de réécouter ce bijou de jazzpoetry : écrit en do majeur, idéal pour s'accorder, il a longtemps constitué l'indicatif d'ouverture des concerts du groupe. Les pièces sauvées, à mille lieues naturellement des clichés, pètent le feu : l'inventivité et l'intelligence collective du jeu enthousiasment et la finesse du tromboniste invité ravit (comme dans l'improvisation tournante puis tourbillonnante de The Whammies). Clichés est de ces disques que tout amateur curieux se doit d'avoir écouté ; vraiment un incontournable, tous genres confondus ! Quelques mots encore au sujet d'Oliver Johnson : quel batteur, plus que lui, aura aussi intelligemment pénétré l'univers que le sopraniste bâtissait à l'époque ?

Porté par l'élan, le label suisse promet d'autre part de republier quelques pièces maîtresses : l'album solo de 1977 intitulé Clinkers (LP hat Hut F), les Stamps du quintet de 1977-78 (double LP hat Hut K/L), et les Capers capturés live en 1979 (double LP hat Hut Fourteen 2R14, avec D. Charles et R. Boykins).

Saxophone Special +

En Angleterre, c'est Martin Davidson, pour Emanem, qui a exhumé deux vinyles mythiques publiés en 1975 et 1976 pour en donner une réédition complétée et lacunaire : Saxophone Special + (Emanem 4024, distr. Improjazz) reproduit l'intégralité du LP Saxophone Special (1974) en ajoutant une alternate du thème nommé Snaps, mais ne redonne que trois pièces du live intitulé The Crust (1976). Par ses anecdotes, le livret dû au producteur éclaire la british connection lacyenne et donne une portée historique à ces enregistrements qui permettent d'entendre non seulement le premier quatuor de saxophones (soprano ?) improvisant librement (Sops que l'on peut rapprocher du quatuor de sopranistes (Lacy, Braxton, Coxhill, Parker) de Company 6 & 7 (1977), mais aussi la très fine fleur de la free music. Ainsi retrouve-t-on autour de Lacy, et selon les plages, Steve Potts, Evan Parker (au baryton sur un morceau), Trevor Watts, Derek Bailey, Kent Carter, John Stevens, ou Michel Waisvisz... une distribution qui a de quoi laisser rêveur... pour une musique extrêmement stimulante, acérée et attentive, dont l'audition ne peut que laisser des traces : scratches, Staples, sifflets, Swishes, sirènes, Sops, sous-bois, Snaps.

Cette promenade discographique n'a pas revisité les parutions chroniquées ces derniers mois dans Improjazz, comme les disques Sands, Live at Unity Temple, ou The Rent... Autant de preuves (s'il en fallait) que la vie, sur la planète Lacy, est protéiforme, diverse et cohérente !

Guillaume TARCHE (numéro 61 d'Improjazz, janvier 2000)