Naturellement, on peut se rendre à Anvers sur les traces du Cendrars de Bourlinguer ou pour voir lEscaut, le port, les Primitifs et Ensor au Koninklijk Museum voor Schone Kunste, fureter chez les excellents disquaires ; mais la visite serait-elle complète si lon ne goûtait pas à lambiance du Zuidpool Theater où se tient le festival Free Music ? (on regrettera seulement, mais vraiment, que ceux de Mhère et de Lisbonne se déroulent aux mêmes dates ) On y croise, au bar, dans le labyrinthe de briques souterrain, le pianiste Eddie Loozen, les Japonais de la célèbre Egg Farm, le speaker de Radio Centraal (qui diffuse en direct concerts et interviews des musiciens et du public) à la formidable trogne, ou Assif Tsahar et Ivo Vander Borght
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Le 1er août, Steve Lacy (saxophone soprano) venait clore à Anvers un séjour de plus de trente-cinq ans sur le Vieux Continent Des circonstances exceptionnelles qui déforment peut-être mon appréhension du concert quil donna avec le pianiste Frederic Rzewski
Frederic Rzewski & Steve Lacy - photo © Guillaume Tarche
Last date in Europe, manière de Bye Ya (avant sa prise de fonctions en qualité denseignant au New England Conservatory et son installation à Boston) « un peu comme la fin de Hong Kong », glissait-il en riant lancé depuis la Belgique où il venait dêtre célébré : dans la magnifique ville de Gand (où se tenait aussi une exposition documentaire sur le musicien) le 23 juillet avec le danseur Shiro Daimon et le 27 avec le violoniste Mikhail Bezvernhy ; à Bruxelles le 24 avec Fred van Hove, le 28 avec Joëlle Léandre, le 29 avec Irène Aebi, le 31 en solo au Musée des instruments de musique ; seul à Mons le 26, et avec Aebi à Loppem le 30.
On mexcusera de rappeler au passage limportance des décennies européennes de Steve : na-t-il pas contribué à léclaircissement de la voix du soprano, à létablissement dun son exceptionnel de densité et à lintroduction de la littérature dans le jazz (ce Lit Jazz ou jazz allumé de ses art songs) ? ! Autant de traits que mettent en évidence ses tout récents enregistrements : le solo nippon et ellingtonien de 10 of Dukes + 6 Originals (Senators Records SEN-01, 18 euros + frais d'envoi, distribué exclusivement par Senators, 7 allée Charcot, 77200 Torcy ; senatorsrecords.free.fr) et la poétique Beat Suite (en quintet avec George Lewis, Aebi, Avenel et Betsch) prochainement commercialisée sous étiquette Verve.
Sans doute faudrait-il aussi évoquer les traces phonographiques européennes de « Mister Sopraan himself » (cest en ces termes quil fut annoncé par Fred van Hove) en regard de lhistoire des nouveaux labels indépendants des années 70 (Incus, FMP, ICP, Horo, Soul Note, etc.) : une histoire à écrire Bref.
Installé en Belgique, le pianiste Frederic Rzewski, cofondateur de Musica Elettronica Viva, compositeur (Struggle, North American Ballads, The People united will never be defeated), improvisateur et interprète (de Cardew par exemple, New Albion NA 116), est un vieil ami de Lacy (depuis plus de trente ans) ; les collectionneurs se référeront aux beaux enregistrements communs donnés depuis cinq lustres (Threads, avec Alvin Curran, Horo HZ 05 ; United Patchwork, MEV, Horo HDP 15-16 ; Laboratorio della Quercia, un casting danthologie ! , Horo HDP 39-40 ; Unified Patchwork Theory, MEV, Alga Marghen 15 NMN.038 ; Rushes, avec Irène Aebi, New Sound Planet IN 809 ; Packet, avec Aebi, New Albion NA 080 : le must en matière dart songs).
Seul ou dans le maillage orchestral de Rzewski (qui trace aussi de vifs cartoons sonores), Lacy sembla dérouler une partition palimpseste, subliminalement récapitulative, fleurie de proto-thèmes calligraphiés dont chaque note est modelée. Evidence, sereine gravité et présence rayonnante. Emaillés de growls, les chromatismes lacyens ne viennent pas sous les doigts des saxophonistes mais les cassent.
Steve Lacy - photo © Guillaume Tarche
En un long et ininterrompu développement que Lacy avait lancé, improvisant seul (avant dêtre rejoint et de céder le champ à Rzewski en compagnie duquel il allait ensuite clore le concert dans un magnifique duo enchaîné), les deux musiciens ont hypnotisé lauditoire. Le trait qui ma dabord frappé est le suivant : comme il lavait fait dans la semaine précédente avec Léandre ou van Hove, Steve na pas recouru à son répertoire habituel ; « stricte improvisation libre » (pratique que la composition avait quelque peu écarté chez lui ces derniers temps) donc, se refermant sans accroc dans le déroulé du duo sur la brève (et symbolique ce soir-là ? !) pièce intitulée Deadline. Cette ligne quasi dodécaphonique à réitérer accelerando, en paraphe final, a laissé résonner sa dernière note, ce profond la bémol que le saxophone soprano produit tous tampons fermés They have lifted the bandstand !
Guillaume TARCHE (guilltarche@wanadoo.fr)
Extrait du compte rendu du Festival "Free Music XXIX" dAnvers (Improjazz n° 89, octobre 2002)