"[...] Steve Lacy a récemment publié un ouvrage bilingue très remarqué : Findings : mon experience avec le saxophone soprano. Il s'agit d'un livre accompagné de deux disques compacts. Le tout est très soigné et même élégant. Le livre est cousu collé, ce qui, par les temps qui courent, est devenu un luxe de plus en plus rare. Voilà vraiment un bel objet qu'on aime avoir en main. Rien d'étonnant puisque la publication en a été assurée par Claude Fabre et les Éditions Outre Mesure. Les enregistrements sont peut-être les plus révélateurs du talent de Lacy, lequel s'expose ici courageusement. Il abat son jeu en toute franchise. L'ouvrage contient une biographie qui, soit dit en passant, se contente de recopier les pages flatteuses de l'indispensable Dictionnaire Laffont. Il recèle aussi une discographie très étendue de l'artiste. A peu près trois cents volumes. Sans doute davantage encore. On renonce à compter. Des suggestions, des études, des morceaux, des relevés d'improvisations, des photographies. Il y a là beaucoup d'idées nouvelles. Beaucoup d'idées intéressantes, aussi. Seulement les idées intéressantes ne sont pas nouvelles et les nouvelles ne sont pas toujours très intéressantes. On aurait envie de commencer par quelques tout petits détails, pour suivre en cela un des conseils (judicieux, mais empruntés au Zen) de Steve : prenez un sujet limité et passez un temps illimité dessus, jusqu'à ce qu'il s'ouvre (page 61). Voyons... en haut de la page 62, il manque visiblement un si bécarre (B) dans la traduction française. Voilà, à coup sûr, un tout petit rien. Je me vois mal pourtant gloser très longtemps là-dessus. Et encore moins un temps illimité. Encore que... Pour être un peu équitable, il faut déjà reconnaître que la plupart des erreurs ne sont pas ici le fait de Lacy lui-même mais plus vraisemblablement de quelque nègre - d'un écrivain de couleur, comme on dirait aujourd'hui. Ce n'est sûrement pas non plus Lacy qui s'est donné le ridicule de traduire le mot américain " bugle " par " bugle " en français, au risque de rendre incompréhensible l'exercice de la page 24 : jouer du soprano comme s'il s'agissait d'un clairon, c'est-à-dire sans avoir recours à des modifications de doigté. Exercice réellement efficace mais qui faisait déjà partie de l'enseignement des Sigurd Rascher, Joe Allard, Larry Teal, Eugène Rousseau. C'est dire sa nouveauté. On peut se montrer quelque peu réticent à l'égard de la conception animiste qui imprègne constamment l'ouvrage : le sax soprano est une machine, mais il faut le réveiller : il a une âme (objets inanimés, avez-vous donc une âme ?). C'est beau comme du Lamartine. Il y a un ordre " magique " spécial pour travailler. Il y a des guillemets à " magique ", mais tout de même ! Et cet ordre n'est rien d'autre, d'ailleurs, que 1' " accord mystique " de Scriabine, lequel n'est même pas cité. On se prend à renâcler devant le foisonnement des analogies : le bec est un bateau, I'anche une voile, vous êtes le capitaine, vous contrôlez le vent (p. 18). C'est très utile à dire à des élèves. Enfin, ça fait passer un moment. On aurait aimé aussi qu'on nous épargne le remplissage : un même exercice transposé dans toutes les tonalités (p. 25). Il faut bien vendre du papier ! Et qu'on ne nous le fasse pas trop à l'esbroufe. Pourquoi utiliser (p. 24 à 27) la mesure à 39/8 ? Pour faire chic ? Pour épater le débutant ? Il faut reconnaître qu'on en a plein la vue. Alors qu'il n'y a pourtant là, et très prosaïquement, que treize groupes de trois croches. Vous me direz qu'on aurait pu écrire trois banales mesures à 12/8 et une à 3/8. Ou encore, si l'on y tient, quatre mesures à 9/8 et une à 3/8. Oui. Mais ce serait horriblement simpliste. Il y a derrière toute cette entreprise une image de marque à défendre : il faut passer pour un aventurier, un novateur, un casse-cou, un infatigable expérimentateur. Prenons un exemple d'idées audacieuses : rendre interchangeables les dièses et les bémols. On va utiliser les dièses quand une gamme monte et les bémols quand elle descend. Ainsi, lorsqu'on monte une gamme de Fa majeur, on rencontre un La dièse et lorsqu'on descend une gamme de Sol majeur on se trouve nez à nez avec un Sol bémol (pages 50 et 51). C'est d'un pratique ! Mais est-ce suffisant pour réussir à nous désengluer enfin du système tonal ?
Passons à Steve Coleman. De plus de vingt ans moins âgé que Steve Lacy, mais qu'on aurait tort de croire jeune homme (la quarantaine en 1996).
[....] Steve Coleman possède d'excellentes qualités musicales : il joue juste. Lui. Il a une bonne oreille, ayant commencé par l'étude du violon. Et il joue en place. Lui. C'est, à coup sûr, un bon instrumentiste qui sait s'entourer de musiciens remarquables. Il parvient même souvent à se désempêtrer, désembourber du système tonal. Ce qui n'est déjà pas si mal. [...]"
Nous avons répondu à Jean-Louis Chautemps dans une lettre ouverte qui a finalement trouvé un éditeur consciencieux (Lucien Malson, directeur de la revue, n'a pas daigné répondre à notre lettre).