Steve Lacy : Évidence

Le Jazz
21/05/97

[…] Lacy, témoin actif de son temps

Mais rien de ce qui se fait dans ces années 50 et 60 ne lui est étranger. Il se dit même fasciné par Miles Davis qui le remarque : "Miles me voulait dans son orchestre. C’était en 1960 [sans doute en 1957 (ndlr)], Bobby Jaspar était sur le point de partir et Miles cherchait un soprano, il avait entendu le disque que j’avais fait avec Gil Evans [Just One Of Those Things - 1957]. Il m’a appelé au Birdland pour jouer avec lui. Il a beaucoup aimé, mais moi j’avais peur. Le tempo était très rapide. J’étais terrifié."

Steve Lacy a été profondément marqué par un autre monstre sacré du jazz, John Coltrane : "Coltrane m’a toujours fasciné. La première fois que je l’ai vu, il jouait avec Johny Hodges et il ne m’a pas beaucoup impressionné. Puis je l’ai entendu le premier soir où il a joué avec Miles à New York au Café Bohemia et je l’ai trouvé un peu maladroit, mais il apportait quelque chose de nouveau, quelque chose de grand. Et puis je l’ai vu grandir pendant des années. Quand il a joué avec Monk, j’étais là tous les soirs, c’était formidable. Toutes les différentes périodes de Coltrane ont été de la plus haute importance, pas seulement pour moi, mais pour tous les musiciens de mon époque." Il est intéressant de savoir que, pour la première fois, Lacy allait être l’initiateur en introduisant Coltrane à la technique du soprano. Il faut dire que les deux maîtres ont en commun une vision musicale empreinte de spiritualité, voire de mysticisme.

[…] L’épisode argentin

Puis, en 1966, il part pour Buenos-Aires accompagné d’Enrico Rava (tp), Johnny Dyani (b) et Louis Moholo (dm). Ce qui au départ ne devait être qu’une brève tournée va rapidement se muer en une épreuve qui durera neuf mois : "Ce fut une sacrée mésaventure. Mais de bonnes choses peuvent sortir de périodes difficiles et je suis très content d’avoir fait ce disque (The Forest and the Zoo). A cette époque, en Argentine, il y avait encore des nazis qui s’y cachaient et des tanks qui sillonnaient les rues, les militaires arrêtaient des femmes et des hommes parce qu’ils écoutaient les Beatles, un vrai cauchemar. Et nous, comme de vrais idiots, on arrivait là sans rien savoir, sans ticket retour. C’était une comédie tragique, tragique parce qu’on était assez mal traités, affamés, surtout les 2 africains. On nous invitait à boire, mais jamais à manger. Malgré tout, vers la fin on a eu notre petit public qui nous a suivi dans des fêtes, des concerts privés organisés pour nous dans les clubs, à la télévision. On a réussi à se trouver du travail avec l’aide de 2 ou 3 amis, un compositeur, un peintre, un poète, des gens riches, les musiciens étaient sympathiques et les artistes en général aimaient notre musique, mais ils n’avaient pas le pouvoir. Pendant 9 mois, on a été dans la merde. On a fait ce disque à la fin parce que je ne voulais pas que la musique disparaisse.". La présence de musiciens sud-africains n’était pas alors chose commune : "Je crois que c’est Chris Mac Gregor qui les a découvert et je les lui ai volés. Je suis allé à Londres en 65 pour les rencontrer; je savais qu’ils n’avaient pas beaucoup de travail et moi j’en avais pour eux. Je connaissais déjà Louis Moholo, je l’avais entendu avec Roswell Rudd à Amsterdam. Mais, avant de l’entendre, j’avais discuté avec lui et je savais que c’était le batteur que je voulais. Je lui ai demandé s’il connaissait un bassiste et il m’a conseillé Johnny Dyani que je suis allé écouter à Londres."

[…] Berlin

En 1996, alors qu’il commence à se lasser de Paris, Steve Lacy décide de répondre à une proposition de résidence à Berlin : "Ça a été formidable, ça a duré un an, sans condition : un appartement, un salaire et la liberté." Il y rencontre la poétesse bengali Taslima Nasreen : "Tout a commencé il y a deux ans quand j’ai découvert ses poèmes dans le New Yorker. J’ai mis une de ses oeuvres en musique et c’est ce qui a formé la base du spectacle actuel (The Cry). Quand Irène et moi avons été invités l’an dernier à Berlin, Taslima était là aussi. On a en fait découvert qu’elle habitait le même immeuble que nous. Il s’agit d’une étrange coïncidence. "

Paris again

Ayant actuellement rejoint la capitale française, il se dit surpris de l’indifférence ambiante : "Paris ne swingue pas trop bien maintenant. La preuve est que nous devons produire nous-mêmes notre spectacle après 25 ans passés ici. Je trouve ça scandaleux. Mais ça prouve qu’il est difficile actuellement de faire quelque chose de bien à Paris, parce qu’on ne vous le demande pas. Et si vous faites quelque chose de bien, les gens ne sortent pas. La situation à Paris en ce moment n’est pas très brillante, avec la pollution, les problèmes politiques et économiques."

L’avenir

Malgré tout, les projets ne manquent pas : "Music, song and dance (rires). Il y a le trio avec Jean-Jacques Avenel et John Betsch, la tournée The Cry et aussi de temps en temps Treize regards qui est un cycle de chansons en français de Marina Tsvétaïeva avec clavecin, voix et saxo soprano. Il y a aussi des concerts solos, des compositions, peut-être aussi un projet avec Eddy Louiss en duo ou avec basse et batterie, on ne sait pas encore, un projet avec la Merce Cunningham Dance Company, un avec Elsa Wolliaston et tout ce qui se présentera."

[…]

Propos recueillis par Alain Le Roux et Jacques van Opstal - article complet