Sculpture et Jazz
Autoportrait

Alain Kirili
Stock, Paris - 1996
ISBN : 2-234-04581-9
260 pages, 14 cm x 22,5 cm
Français


"Steve Lacy, saxo soprano, c'est une ligne droite dans l'espace qu'il modèle comme une sculpture d'Alberto Giacometti. Ces deux artistes donnent souvent l'impression de créer par soustraction tant ils dégagent de leur matière toutes les scories. Ils cisèlent et arrivent à l'essentiel par une exigence apparemment austère : de très loin vient la lévitation du son et de la terre."

Sommaire

Une amitié : Steve Lacy. Les profondeurs de Monk (extraits)

Steve Lacy, tu persévères dans ta plongée monkienne. Tu analyses, décryptes, transposes ta musique pour l'embellissement du registre de ton instrument de rêve, le saxophone soprano. Voici une modernité nette, au-dessus des modes, des précipitations et des trouvailles. Imperturbable, tu découvres les nouvelles possibilités d'un instrument que bien des souffleurs n'utilisent qu'en seconde main. Ton secret : c'est la contrainte de l'instrument qui t'a poussé vers cet univers où l'aigu rejoint les rondeurs des notes les plus graves. Sauts, longueurs, cris, plaintes, chants, humour, allégresse, toute l'amplitude de la vie est exprimée dans ton saxophone soprano.
(...)

S. Lacy devant la sculpture "King" d'A. Kirili (Thread Waxing Space - octobre 1993)
Photo © Ariane Lopez-Huici
Et je n'ai pas été étonné lorsque tu as choisi ma sculpture King en aluminium forgé pour faire un solo en 1992 au Thread Waxing Space à Soho - New York. Ton choix était très déterminé et signifiait pour moi une compréhension profonde de la rencontre de l'enjeu de ta musique et de ma série de sculptures. Toutes mes verticalités sont simplement forgées. Au sommet, des explosions. La colonne reste dans son état usiné. Parfois, je crée une légère vibration en meulant l'aluminium ou en laissant les écritures de référence de l'usine. Si la sculpture est en fer, des couleurs d'oxydation parcourent le métal. J'en laisse les traces. Je te retrouve dans cette esthétique conçue pour que la tension laisse finalement éclater une énergie retenue. Toute ton oeuvre joue de cette règle.
(...)

Tu apparais toujours sur la réserve, calme, pondéré, analytique. Pas de gesticulation. Absorbé dans ton instrument. Je découvre en toi cette subjectivité intense qui est aussi mienne. Dans les profondeurs de Monk, tu découvres une mine d'intelligence et de passion. Et subitement, tu es libre parce que tout s'inverse. étonnante capacité d'improvisation ordonnée, soudain confrontée à une spontanéité et une imagination qui font que lui, c'est Monk et toi, tu es Steve Lacy. S'identifier à un autre artiste est l'ultime épreuve de sa propre originalité, de son indépendance. Il faut savoir plonger sans peur et se perdre dans les profondeurs de Newman - pour toi, Steve, dans celles de Monk. C'est à ce prix que notre capacité de transgression se vérifie : Secret d'artiste !

Post-scriptum : Steve Lacy est exemplaire de la relation entre la musique et l'art. Il a joué avec des oeuvres de Kenneth Noland, Mario Merz et récemment Marisa Merz. Pour son disque Vespers, il a sélectionné un tableau du peintre Arshile Gorky. Dans son livre récent Findings, my experience with the soprano saxophone, il a reproduit plusieurs photos d'une séance de modelage dans mon atelier de White Street pendant qu'il jouait de son instrument. Il a très bien résumé sa relation à ma sculpture dans un entretien :
"Depuis quelque temps, je travaille avec Alain Kirili. Dans son atelier, il sculpte tandis que je joue, ou alors je joue dans ses vernissages, comme à New York récemment devant ses pièces. Je me promène dans la sculpture. C'est comme une chorégraphie personnelle. Du coup - on appelle cela un "baptism" - cela crée des effets de sens, les gens regardent l'oeuvre d'un oeil différent. Ils écoutent également la musique autrement."
S. Lacy avec A. Kirili dans son atelier à New York en 1992
Photo © Ariane Lopez-Huici

 

Témoignages : Entretien avec Steve Lacy (extraits)

 Alain KIRILI : Steve, hier soir et, la dernière fois que je t'ai vu au concert avec Shiro Daîmon, tu m'as dit tes inquiétudes concernant la situation actuelle du jazz. J'aimerais que tu développes cela.

Steve LACY : J'ai l'impression qu'il existe une ossification de la musique alors que je l'aime beaucoup quand elle est bien vivante et imprévisible. J'ai la sensation que la plupart des bons musiciens en Amérique, les maîtres, sont tous dans les universités. Ils ne sont plus libres de composer des choses musicales créatives. D'autre part, peut-être que quelque chose de bien va sortir de cette situation, de nouvelles musiques plus libres, issues de ce moment d'emprisonnement et cloisonnement. La musique est comme les Indiens dans les réserves. Même moi, j'ai sorti un livre avec tous mes cycles, toutes mes trouvailles : c'est aussi un signe. Mais c'est aussi parce que j'ai soixante ans maintenant. Ce que j'entends, en général, c'est toujours la même chose. Or, pour moi, le jazz c'est l'invention.

A. K. : Est-ce que tu revendiques le mot "jazz" ?

S. L. : Oui, oui. J'aime ce mot depuis toujours. J'appartiens à cette désignation. Voilà.

A. K. : Quelle en serait ta définition ?

S. L. : Pour moi, Jazz c'est une mixture, un mélange, c'est une musique pour danser, pour chanter, pour écouter. C'est une invention. C'est très compliqué et je ne vais pas l'expliquer maintenant, mais c'est une "spontaneous combustion" collective. C'était une époque, un moment, une situation, un mélange de peuples et d'instruments, des origines africaines, américaines, européennes, sud-américaines. Vraiment un mélange.

A. K. : Sur ce mot jazz, toi qui donne parfois l'impression d'en sortir, c'est bien que tu puisses me dire que c'est un mot pour lequel tu gardes une affection et qui conserve une certaine force, parce que je crois que c'est tout de même un des plus beaux mots du XXe siècle.

S. L. : Oui, oui, oui je suis bien d'accord, vraiment. Et j'aime l'origine mystérieuse du mot. Personne ne peut dire exactement pourquoi ce mot existe, il y a beaucoup de théories mais cela reste mystérieux, et c'est peut-être cela le meilleur.
(...)

A. K. : J'ai assisté à l'Auditorium des Halles à Paris, en décembre 1994, à ton très beau spectacle avec Shiro Daïmo. J'ai remarqué que sa chorégraphie stimulait ta musique...

S. L. : Absolument, cela fait dix-huit ans que je travaille avec Shiro, parfois deux ou trois fois par an, et c'est toujours très enrichissant et surprenant. Il ne me déçoit jamais. Il est acteur et au Japon, acteur, cela veut dire qu'il peut danser, chanter, jouer et aussi mettre en scène. Il est issu du kabuki et du théâtre nô, et il va vers le jazz et la liberté. C'est un artiste unique. Au Japon, les artistes comme lui, qui cassent la tradition, qui mélangent les genres, ce n'est pas encouragé.

A. K. : Le fait qu'il déconstruise et réalise une sorte de collage entre le kabuki et le nô est certainement une attitude considérée comme iconoclaste... J'aimerais bien aussi quelques témoignages de toi sur le Five Spot à New York. Quel souvenir tu en gardes ?

S. L. : J'habitais à deux pas. Je faisais partie du quartette de Cecil Taylor et on a joué en 1956 et 1957 pendant deux semaines. Pour nous, c'était très important. Quand on a commencé, il y avait de la sciure par terre et quand, à la fin de notre engagement, ils ont vu que cela marchait bien, le jazz, ils ont enlevé les bouteilles de bière et retiré la sciure. C'est devenu plus classe. Il y avait de la place pour une soixantaine de personnes au maximum...

A. K. : J'ai vu la photo du club sur l'album d'Eric Dolphy au Five Spot. Tu te souviens d'y avoir rencontré des artistes ?

S. L. : Les peintres commençaient à venir même avant notre engagement, et surtout quand Monk était là. Il y avait De Kooning, Franz Kline, Herman Cherry, David Smith et Pollock. Au Cedar Bar, il y avait tous les peintres. Au Club aussi, où ils se réunissaient une fois par semaine pour discuter de peinture avec beaucoup de passion. Franz Kline aimait beaucoup le jazz, De Kooning aussi. Pour Monk, ils étaient là tous les soirs.
(...)

A. K. : Un jour, tu m'as raconté une superbe histoire sur ta visite chez Monk. Tu as assisté à la répétition où il regardait son jeu de mains dans le miroir au plafond...

S. L. : Dans son appartement, il avait un miroir au plafond. Il a fait beaucoup de recherches sur le son, les sonorités et l'harmonie, vraiment c'était un inventeur, un mathématicien, un grand musicien. Il a trouvé tous ses morceaux, toutes ses sonorités en se regardant dans le miroir. Cela donne des idées et crée une sorte de distorsion, cela renverse les choses. Cela déconcerte et lui, il aimait beaucoup être déconcerté.

A. K. : La création vient des handicaps qu'on se crée, c'est une sorte de confrontation. Le film admirable Straight no Chaser le montre bien. Monk tient un mouchoir dans la main, un verre de whisky, il porte une grosse bague, un chapeau, un manteau et il joue ! C'est probablement ce qu'il appelait les meilleures conditions pour créer !

S. L. : Il aimait beaucoup les erreurs. Il était capable de faire des erreurs délibérément à la suite de quelqu'un qui avait fait des gaffes au cours de ses morceaux. Il jouait avec les erreurs des autres et aussi avec les siennes. Il aimait beaucoup ça. Il y a une anecdote assez connue où Monk assiste à une séance avec une grande chanteuse dans un studio. Elle est merveilleuse et tout sort bien, alors Monk lui souffle dans l'oreille : "Faites une erreur." C'était peut être Abbey Lincoln...
(...)

A. K. : Tu peux nous raconter le début du free jazz et ta rencontre avec Ornette Coleman ?

S. L. : La fin du free jazz en Amérique ! C'était au premier concert...

A. K. : Les gens ont cru que c'était gratuit.

S. L. : Oui ! C'était à Cleveland ou à Cincinnatti. Je remplaçais Eric Dolphy dans le double quartette d'Ornette pour un concert en province dans une salle de cinéma. On venait de répéter à New York et c'était fantastique. Cela correspondait exactement à l'album Free Jazz, à part de légers changements de musiciens, moi par exemple. On a donc pris l'avion, on est arrivé et on a vu des affiches Free Jazz. Il y avait une longue file de gens devant le guichet, ils ne voulaient pas payer. Cela a été un moment terrible et, en effet, le concert a été annulé. On a repris l'avion, on n'a jamais joué, on est retourné à New York. C'était la fin du free jazz en Amérique !

A. K. : Tu as fait cet enregistrement d'Individuals avec Gil Evans. Qu'est-ce que ça a été pour toi de travailler avec lui ?

S. L. : Ah c'était magnifique, et cela a duré de 57 à 65, jusqu'à ce que je quitte New York. Il y avait beaucoup de répétitions et pas mal de séances d'enregistrements auxquelles je participais avec lui. C'était toujours passionnant, magnifique. Il m'avait vu sur un programme d'amateurs quand j'avais dix-huit ou vingt ans et cinq ans plus tard, il m'a retrouvé pour que j'enregistre avec lui son premier disque. Dans les années soixante, j'ai joué avec Dolphy et il y a eu de nombreuses séances. Chaque fois, Gil Evans changeait de musiciens. C'étaient des "experiments" passionnants avec trois bassistes par exemple, les meilleurs - Ron Carter, Julius Watkins, Paul Chambers -, et deux batteurs, Elvin Jones et Charlie Persip. Mais beaucoup de disques ne sont jamais sortis. Dans les années cinquante, j'ai participé à des répétitions pour un grand orchestre mais il n'y a aucune trace de ça. C'étaient des arrangements de Moussorsky et Borodine, c'est-à-dire de véritables classiques dans le jazz, et, comme il l'a fait plus tard avec le concerto espagnol pour guitare, il a modifié cela, il a trafiqué les classiques. C'était magnifique mais il n'y a pas de disques. C'était un "rehearsal orchestra". On faisait ça pour rien au Normers Studio, sur la 57e Rue. On n'était pas payés, ce n'était pas en public. Il y avait les meilleurs musiciens de New York qui changeaient tout le temps et qui jouaient pour rien. Maintenant c'est impensable, chaque note coûte de l'argent. A cette époque, tout le monde expérimentait.

A. K. : Peut-être qu'aujourd'hui cette pression financière est un inconvénient majeur, un handicap. Cela rend plus difficile la liberté créative.

S. L. : Le jazz, aujourd'hui, ou c'est bien payé, ou c'est "underground". Cela ne me gêne pas "underground", car il se passe des choses mais, "underdog", c'est triste.

A. K. : A laKnitting Factory, la dynamique est telle que la qualité n'est ni "underdog" ni "underground". Tu peux jouer un répertoire différent de celui d'un club, tu peux jouer avec un poète...

S. L. : C'est un lieu exigeant. Je vais jouer en duo au Village Vanguard avec Mal Waldron pendant la première semaine de juin 1995. Peut-être que je jouerai avant à la Knitting Factory... J'ai envie d'y jouer de bonnes choses.

Propos recueillis le 31 décembre 1994 à Paris