Steve Lacy : la création entre souvenir et héritage

JazzoSphère numéro 5 - juin 1998

JazzoSphère : Comment êtes-vous devenu musicien de jazz ?
Steve Lacy : C'est une chose naturelle, organique. On est exposé à la musique, on n'aime ou on n'aime pas ; on suit ou on ne suit pas. C'est une longue démarche, un long chemin. Il y a beaucoup de musiciens qui commencent et qui abandonnent ou qui découvrent la musique plus tard. Toute ma vie, j'ai aimé la musique. [...]

Pourquoi avez-vous choisi le saxophone soprano ?
C'est plutôt le contraire, c'est le saxophone soprano qui m'a choisi. Il est tombé du ciel grâce à Sidney Bechet. à 16 ans j'ai entendu un de ses disques. [...]

La musique est-elle pour vous un moyen de faire passer des idées ?
Non, je n'ai rien de particulier à exprimer ou à présenter. Je ne suis pas scientifique, je suis inventeur. Mais inventeur de musique. [...]

Comment s'effectue votre travail de composition ?
Avec beaucoup de peine, de recherche, de réflexion ; beaucoup d'attente, de frustration ; beaucoup d'étude, d'essais et d'expérimentations. Une partie de mes compositions est vocale. C'est grâce à ma femme, Irene Aebi, que je peux faire des expériences avec la voix et les paroles dans la musique et dans le jazz. [...]

Célébration, le livre d'Alain Kirili, vient de paraître. Comment s'est faite la rencontre entre vous ?
Je travaille avec beaucoup d'artistes depuis de nombreuses années. Je connais beaucoup de plasticiens, des peintres des sculpteurs, des clowns, des acteurs. [...] C'est une expérience très passionnante pour tenter de faire que les gens qui viennent dans une galerie ne se contentent pas de regarder une sculpture seulement dix secondes ou trente secondes, deux minutes au maximum. Ce n'est pas une attitude normale. Avec la musique, avec un concert dans la galerie, parmi les sculptures, les gens restent pendant deux heures si la musique est bonne.[...] Ce n'est pas avec n'importe quel artiste qu'on peut faire quelque chose de bien. Si l'on n'adhère pas au travail d'un artiste, c'est très difficile de jouer avec. Dans ce cas-là, je serais obligé de jouer contre son oeuvre.

Vous jouez également des compositions autour d'oeuvres littéraires. Ces échanges entre deux formes artistiques sont-ils importants pour vous ?
Oui. Cela a un rapport avec la culture et la traduction. C'est un travail qui date de plus de trente ans. C'est ma passion de mettre les paroles sous une forme musicale. On peut ainsi chanter et jouer les paroles, les poèmes, les textes, les écrits des journaux et toutes les choses que j'ai envie de répéter. L'écriture ne véhicule un texte qu'une fois mais avec la musique cela se renouvelle plusieurs fois si elle est bonne. Cela devient alors une chanson que l'on peut chanter tous les jours. [...]

Vous jouez souvent en duo, exercice redouté par les jeunes musiciens. La tension que procure cet échange est-elle bénéfique en terme de création ?
Oui, mais il faut avoir un bon partenaire. Le duo c'est peut-être ce qui est le plus difficile à réussir dans la musique. Il faut que le match soit parfait. C'est comme deux personnes qui dansent un tango : il faut que cela soit bien affiné. Ils doivent danser parfaitement ensemble, se comprendre l'un l'autre, saisir le langage, le thème, l'histoire, le tempo, le lieu et le jour. [...]

Findings, votre livre, est sorti il y a peu de temps. Quand avez-vous commencé à le rédiger ? Quel était votre objectif à travers cet ouvrage ?
C'est quelque chose que je devais faire. C'est une idée que j'avais depuis des années et qui s'est peu à peu imposée à moi. Il y avait beaucoup de gens qui voulaient des leçons et qui me demandaient des conseils. De jeunes saxophonistes sont venus me voir, surtout les jeunes sopranos. [...] J'ai donné des leçons à chacun d'entre eux. Je leur ai dit comment faire des gammes, etc. Mais c'était toujours pareil. De plus personne n'avait l'argent pour me payer les cours et j'avais honte de leur demander quoi que ce soit alors que je savais qu'ils n'avaient pas les moyens. C'est ainsi que j'ai donné des leçons gratuites. J'ai pris l'habitude de donner une leçon gratuite à chacun. Mais à la longue c'était un peu ennuyeux. C'est pourquoi j'ai décidé de mettre tout cela dans un livre et d'arrêter de donner des cours. Je serais en revanche très heureux de recommencer des leçons avec des gens qui ont fait le livre et qui ont donc passé cette phase élémentaire. J'avais besoin de ce livre et les saxophonistes sopranos également semble-t-il puisque Findings a été bien accepté.

Plus récemment on vous a vu poser votre candidature à l'ONJ. Diriger un grand orchestre est-il quelque chose que vous souhaitez réaliser dans les prochaines années ?
Pas avec l'ONJ en tout cas. Il m'arrive, de temps en temps, lorsqu'il y a une possibilité de diriger un orchestre. J'ai fait des stages par exemple à Chateauvallon il y a 20 ans. On a fait de grands stages et beaucoup de participants étaient présents. Il y avait près de 50 personnes dans un orchestre. Je l'ai dirigé et j'ai gagné un peu d'expérience. J'ai fait également un disque et des concerts avec le Vienna Art Orchestra. L'album que nous avons enregistré s'appelle "Itinerary". Le résultat est satisfaisant mais c'est assez spécial. Je ne peux malheureusement pas faire ce genre de choses tout le temps car cela coûte trop cher. [...]

Des projets intéressants naissent en ce moment à New York autour de musiciens comme William Parker, Matthew Shipp ou Don Byron. Avez-vous été contacté par ces artistes ?
Je les connais tous. Ils sont bien. Je les aime tous. J'ai travaillé avec Don Byron plusieurs fois. Je connais bien aussi William Parker. C'est la bonne génération. Mais il y en a d'autres.

Propos recueillis par Sabine et Sébastien Moig au Sunset le 30 janvier 1998 (extraits)