Puppies
9 Love Songs by Mary Frazee & Steve Lacy

Improjazz

"L'association de la poésie et du jazz n'est pas un truc, un spectacle déjanté pour hippies sans chaussettes et traînées défoncées. Loin d'être nouveau, c'est aussi vieux que la musique et que la poésie et cela doit être traité, à la fois par les artistes et par le public, avec la dignité et le respect que ces anciennes expressions de l'humanité devraient toujours mériter." (Kenneth Rexroth, Jazz and Poetry, 1958)

Réalisation inaugurale du label Ergodic, cet enregistrement produit par Steve Lacy nous offre le plaisir d'approfondir la découverte de ces terres intimes que le sopraniste poète avait dévoilées dans "Rushes, 10 songs from Russia" (1989, New Sound Planet) et dans "Packet" (chroniqué dans nos colonnes). Même format de trio, même rapport intense aux textes, au détail près que le saxophone s'efface, laissant à la clarinette de Carol Robinson le soin d'interpréter les compositions du maître d'oeuvre. Cette présence "en creux" de Lacy n'est pourtant pas tyrannique... revoyez les images que Philippe Meyer avait tournées pour la télévision, il y a quelques années, de ces trois femmes faisant corps autour de la poésie... réécoutez leur travail sur Kenneth White que France Culture avait diffusé. C'est un véritable groupe, concentré, intense et subtil.

Le clavecin de Petia Kaufman, déjà entendu dans les groupes de Lacy pour "The Cry" (à paraître chez Black Saint) et dans les "Regards" (trio, textes de M. Tsétaïéva, encore inédit... à quand sur Ergodic ?) révèle mille surprises de couleurs et de rythmes ; cet instrument aux cordes pincées, peu représenté dans le jazz (cf. dans le "Love Cry" d'Ayler), ne tire pas, bien au contraire, le son du groupe vers la "musique de chambre", mais ouvre le spectre sonore dans de nouvelles directions. Tantôt feulante, tantôt éclatante, la clarinette de Carol Robinson (on la connaissait dans le B. Durruti, Nato) déjoue les structures lacyennes et trace des chemins buissonniers. Enfin, l'extraordinaire voix d'Irene Aebi (et son violon, que l'on n'entendait plus guère, ces dernières années), profonde, expressive, entre "mélodie française" et Sprechgesang, donne souffle aux formidables textes de Mary Frazee.

Cette poétesse américaine avait déjà fourni quelques bijoux d'intensité et d'humour à Steve Lacy, comme les pièces reprises ici, The Mantle (in "Anthem", 1989, RCA), A Complicated Scene (in "The Window", 1987, Soul Note), mais ses textes prennent de nouveaux reflets avec ce trio féminin : ironie ("If you've met a macho... "), sentiments profonds, vie quotidienne, ne sont pas sans rappeler les "love songs" du Manyô Shû, chantés par Irene il y a maintenant vingt ans. Le recueillement, la vitalité, la cohérence poétique musicale de ce disque en font une oeuvre à part entière, créée par d'authentiques magiciennes !

Guillaume Tarche (Improjazz)